EDITORIAL
Le présent numéro, dont la parution coïncide avec le début de l’année civile 1992, est consacré en grande partie à l’expulsion des juifs d’Espagne qui eut lieu voici 500 ans. Cet événement frappa le monde juif dans sa chair vive : la plupart des Juifs d’Europe vivaient à l’époque dans la péninsule ibérique, écrit Don Yts’haq Abarbanel, et ils y jouissaient d’une vie matérielle et intellectuelle marquée par la quiétude et l’opulence. Quelques chiffres permettront de mieux saisir l’immensité de la catastrophe : 250 000 Juifs prirent le chemin de l’exil, 30 000 furent torturés ou brûlés; des 150 000 qui quittèrent le judaïsme, 50 000 se convertirent officiellement au christianisme. Près de 90 000 se refugièrent au Portugal voisin, mais ils n’y trouvèrent qu’un bref répit, puisque cinq ans plus tard ils en étaient expulsés également. Le dossier que nous présentons comporte des données historiques, une étude relatant la conduite des Juifs lors des persécutions et les tentations de l’apostasie, des témoignages sur la vie juive des Marranes, et aussi, bien entendu, un compte-rendu détaillé des avertissements et des réflexions des autorités juives avant et après le désastre. A travers l’éventail de tous ces facteurs historiques, religieux et halakhiques, une question lancinante, incontournable, s’est posée à nous : «Pourquoi n’ont-ils pas prévu, pourquoi n’ont-ils pas réagi ?»
Doit-on voir là une démarche constante dans l’Histoire du peuple juif ? L’Histoire se répète : «Rien de neuf sous le soleil», nous enseigne le Sage parmi tous les hommes, «ce qui a lieu aujourd’hui, a déjà existé». Noé obtint 120 ans pour construire son arche, afin que l’humanité ait le temps de réfléchir et de prendre conscience de sa condition ; les prophètes interpellèrent le peuple de D. en terre sainte de longues années avant la destruction du Temple et l’exil. De la même manière, les Juifs vivant en bonne terre d’Espagne reçoivent un avertissement sévère et retentissant en 1391, lors des pogromes de Séville, et jouissent encore d’un sursis d’un siècle, jusqu’en 1492, avant que le glas final ne sonne. Que feront les Juifs durant cette période pour prévenir la catastrophe ? Tandis que les autorités rabbiniques écrivent, parlent, annoncent, la société juive, surtout la haute bourgeoisie des Juifs de cour et les intellectuels à l’athéisme naissant et aux repères matérialistes nets, continue sa course effrénée aux biens matériels et danse, sur ce Titanic, sans voir l’iceberg s’approcher… Les constantes sont troublantes : Comment ne pas penser aux expériences plus récentes, au judaïsme du XIXe siècle, à sa découverte de la réussite sociale, à ses errances intellectuelles matérialistes et agnostiques ? Comment ne pas faire la relation avec le choc de la fin du XIXe siècle, quand l’Europe occidentale piétine ses Israélites lors de l’Affaire Dreyfus, et le début du XXe, lorsqu’ont lieu en Europe centrale les pogromes de 1903-1905 ? Tous ces événements entraîneront une douloureuse crise d’identité parmi nombre de Juifs : l’assimilation et la volonté de se rapprocher des nations semblaient ne pas aboutir, ne rien résoudre, bien au contraire. Comment encore ne pas comparer les masses déchaînées en Andalousie, en Aragon, en Castille et dans les autres provinces espagnoles, qui se jetèrent sur les Juifs, excitées par leur richesse, à ces anges de la mort nazis qui traquèrent les Juifs — avec une organisation méthodique toute allemande, il est vrai — à travers toute l’Europe civilisée du XXe siècle afin de les empêcher de «sucer le sang de la société euro-péenne» et qui, s’appropriant leurs biens, les envoyèrent dans les camps de la mort ?
La date prévue pour l’expulsion des Juifs d’Espagne coïncidait à deux jours près avec celle de Ticha’ BeAv, et l’événement lui-même s’inscrit dans la constance de l’Histoire du peuple juif, avec ses éternelles épreuves et ses interpellations permanentes. Un dossier lourd, mais de toute première importance pour qui veut comprendre l’Histoire du peuple juif et ses perspectives.
Bonne lecture !
Rav H. Kahn
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